Une sonate à Kreutzer peut en cacher une autre

 

De France en Tchécoslovaquie, en passant par l’Autriche et la Russie

 

Savez-vous que Kreutzer, malgré la consonance germanique de son nom, est un violoniste et compositeur français qui a remporté de grands succès durant sa vie ? Malgré sa notoriété à la fin du XVIIIe siècle et au premier tiers du XIXe, sa musique est inconnue actuellement. Pourtant au cours de son passage à Vienne en 1806, Beethoven entendit ce virtuose de l‘archet et, impressionné par son jeu, il lui dédia sa neuvième sonate pour violon et piano. On la dénomma le titre Sonate à Kreutzer et sous cette appellation, elle connut le succès avec la cinquième, baptisée Le Printemps. Les œuvres à titre ont cette particularité que les auditeurs retiennent plus facilement leur existence et les mènent au succès, bien plus facilement que par leur numéro d’opus et leur tonalité.

 

Succès mérité dans le cas de cette sonate. Ecrite en 1802 et 1803, à la même époque que la Symphonie n° 3, Héroïque, classiquement divisée en trois mouvements, elle déroule une musique vigoureuse, énergique dans ses deux mouvements extrêmes dans lesquels lutte chacun des instruments dans un vif dramatisme ponctué par un piano énergique. Ces instants de tension laissent la place à des accalmies lyriques. Le mouvement central, aux courbes apaisantes, développe quatre variations dans lesquelles chaque instrument tient alternativement un rôle majeur. L’inventivité séduit dans chacune de ces variations. Pour conclure la sonate, une lutte passionnelle entre les deux instruments reprend, à peine interrompue par des épisodes plus calmes. A Saint-Victor, les musiciens joueront cette sonate dans une adaptation pour un quintette à cordes.

 

Vers la fin du XIXe siècle, l’écrivain russe Léon Tolstoï se saisit de cette musique pour l’introduire dans le drame qu’il imagina dans un roman intitulé simplement Sonate à Kreutzer. Le narrateur raconte la rencontre de sa femme, pianiste amateur, avec le violoniste Troukhatchevski autour de la Sonate à Kreutzer de Beethoven qu’ils jouent ensemble. Cet accord de deux êtres, alliés dans la musique, exacerbe les pensées morbides du narrateur pour qui sa femme ne peut pas échapper à son pouvoir masculin. De la voir unie dans cette musique passionnelle avec un autre homme, il transpose cette entente musicale en un accord amoureux des deux interprètes. Ne pouvant supporter cette éventualité, il tue sa femme. Qui lit ce récit court et pourtant rempli de considérations sur la femme, l’amour, la continence sexuelle, la fureur, la folie d’un des protagonistes ombrageux à l’excès, ne peut que réagir à l’attitude exclusive du personnage principal, au mépris qu’il manifeste envers sa femme qui débouche sur un geste fatal.

 

La Sonate à Kreutzer connut un destin singulier. D’une sonate pour violon et piano conçue  à Vienne en Autriche, par Beethoven, compositeur allemand, elle passa donc sur les rangs des bibliothèques sous la forme d’un livre dû à un écrivain russe pour terminer sous les archets d’un quatuor à cordes imaginé par un compositeur morave dont le nom commençait tout juste à franchir les frontières de son pays, la Tchécoslovaquie. Leoš Janáček se captivait pour la culture russe, sa littérature en particulier. La pièce symphonique Taras Bulba tirée d’une nouvelle de Gogol, pièce symphonique créée en 1920 et les opéras Kát'a Kabanová d’après la pièce d’Ostrovski et De la Maison des Morts tiré d’un roman de Dostoïevski confirmaient l’attraction qu’exerçait la littérature russe sur le compositeur. En prévision de la célébration du 80e anniversaire de Tolstoï en 1908, Janáček avait lu La Sonate à Kreutzer qu’il avait annotée de nombreuses remarques. En 1906, à la suite de sa lecture, il composa un Trio pour cordes et piano qui eut un destin peu commun. Sans connaître une édition imprimée, le manuscrit de ce Trio, après plusieurs interprétations publiques, disparut. Son auteur, semble-t-il, le détruisit. Lorsqu’en automne 1923, Janáček reçut la commande d’une œuvre par le réputé Quatuor Tchèque, il s’attela immédiatement à la tâche. Il semble que Janáček ait récupéré quelques thèmes du Trio qu’il utilisa dans cette nouvelle œuvre. A la fin de l’année 1923, le quatuor était achevé. Il précisa son intitulé « d’après la Sonate à Kreutzer de Tolstoï ». Après sa création à Prague en octobre 1924, ce quatuor fut révélé à un public choisi à Venise en septembre 1925 lors du festival international de la Société Internationale de Musique Contemporaine. Cette organisation souhaitait promouvoir les tendances musicales du moment. Qu’on y songe, à côté des quadragénaires Stravinsky et Schœnberg, Janáček, âgé de 71 ans alors, représentait l’avenir de la musique tchèque ! Quelle ironie alors que jusqu’à peu, on l’avait ignoré en Europe, bien qu’applaudi depuis peu dans son pays d’abord pour son opéra Jenůfa et ensuite pour les suivants.

 

N’imaginons pas que Janáček transpose en sons  chacun des chapitres du livre de Tolstoï suivi scrupuleusement. Non. Bien plus qu’une illustration réaliste du déroulement des faits, le compositeur consigne en musique ses réactions, son indignation, sa condamnation, ses hauts-le-cœur, sa compassion, sa sensibilité vis à vis de l’héroïne. En dehors du premier mouvement, adagio, les trois autres sont notés con moto traduisant la dynamique de la pensée et l’énergie de leur écriture. Comment se manifeste-t-elle musicalement ? Comme dans beaucoup de ses ouvrages, le langage particulier de Janáček se signale par une juxtaposition de thèmes, sans transition, sans artifice ni virtuosité gratuite ni remplissage. Parfois à la limite de la dissonance dans l’aigu lors du premier mouvement, comme d’ailleurs dans les interventions agressives de l’alto au début du troisième mouvement qui semble traduire l’extrême jalousie du mari devant l’entente musicale de sa femme avec le violoniste.  Le dernier mouvement débute par un andante recueilli dans lequel le motif repris du premier mouvement reviendra plusieurs fois, y compris lorsqu’un autre motif antagoniste le contrariera à coups violents d’archet et de pizzicati avant que les quatre instruments s’engagent dans une course fatale vers le néant. Ce premier motif termine l’œuvre dans une douceur trompeuse. Le drame est consommé, il n’y a plus rien à espérer. Ce premier quatuor n’obéissant pas aux canons formels hérités de l’histoire du genre est basé sur une essentielle expressivité et une sincérité dans le discours du compositeur, digne de ses plus grands devanciers, bien que différent d’eux.

 

Composition moderne, elle nécessite une écoute attentive pour pouvoir recomposer le puzzle des motifs qui, à première écoute, peuvent paraître seulement juxtaposés et non ordonnés. Il n’en est rien. N’obéissant pas à une logique cartésienne, mais à une organisation sensible, ils peuvent troubler notre perception immédiate. On ressent néanmoins une unité de ton et un climat basé sur une alternance de rudesse, de déchaînement et de lyrisme. Cette œuvre une fois apprivoisée, quelles beautés elle nous offre à travers cette musique expressive à nulle autre pareille !

 

Ce deuxième concert, le vendredi 28 août, verra des œuvres de deux compositeurs du XXe siècle, réputés pour leurs opéras, Leoš Janáček (1854 - 1928) et Richard Strauss (1864 - 1949). Deux cultures différentes (tchèque et germanique), deux langages musicaux opposés, compositeurs d’une même génération, l’un à peine connu à ce moment-là, l’autre d’une grande notoriété. Une chance d’entendre deux versants de la musique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe.

 

Joseph Colomb