L'octuor d'Enesco

par Joseph Colomb

 Enesco (1881 - 1955), compositeur immigré, partagé entre deux pays

 

Ce dimanche 25 novembre, dans l’auditorium de la Cité du design stéphanoise, huit musiciens, bien connus des habitués du festival BWd12 de Saint Victor sur Loire ont donné rendez-vous aux mélomanes ligériens. Deux seules œuvres composaient le programme, la Méditation de Thaïs de Massenet, compositeur local et l’Octuor, opus 7 de Georges Enesco.

 

«Si Enesco manie l’archet à l’égal des meilleurs et la baguette comme un chef de grande classe, les règles de la composition n’ont pas de secret pour lui (1)». Pour être complet ajoutons aussi sa maîtrise du piano. S’il avait pu se dédoubler, il aurait pu interpréter de main de maître n’importe quelle sonate pour violon et piano à lui tout seul.

 

Né en Roumanie en 1881 la même année que Bela Bartók et Igor Stravinsky, son pays ne lui offre que peu de possibilité d’apprendre la composition. Il rejoint Vienne et son conservatoire de musique à l’âge de 12 ans. Mais cette ville de plaisirs ne le satisfait pas complètement. L’année suivante, il arrive à Paris alors capitale européenne des arts. Un an d’étude avec Massenet auquel Gabriel Fauré succède. La musique d’Enesco de ces années doit une part de son originalité à son maître. En 1900, il compose un Octuor à cordes.

 

1900. Année charnière. Non seulement parce qu’elle signifie un changement de siècle. Mais parce que de plusieurs horizons en Europe proviennent des ruptures artistiques. A Vienne, le mouvement Sécession s’affirme. Arnold Schœnberg pose insensiblement les jalons d’une organisation des sons. En France, Debussy confirme son évolution capitale avec la composition de son unique opéra Pelléas et Mélisande. Au tournant du siècle, Paris accueille nombre d’artistes étrangers qui viennent pour se frotter à ce creuset créatif où nombre d’entre eux recevront la consécration, Pablo Picasso et plusieurs musiciens, tels Albeniz et Manuel de Falla, par exemple.

 

Enesco, jeune compositeur de 19 ans, déconcerte les interprètes pendant les répétions de son Octuor, opus 9. «C’est horriblement beau… c’est même plus horrible que beau !», voilà l’appréciation la plus répandue qui arrive aux oreilles du musicien. Si bien que l’Octuor ne sera créé qu’en décembre 1909 à Paris.

 

Dès lors, Enesco partagera sa vie entre son pays natal et la France avec de fréquentes incursions dans différents pays d’Europe et même aux USA pour ses activités d’interprète (violon, direction d’orchestre). Il forme deux musiciens qui compteront dans le milieu musical, le pianiste Dinu Lipatti (1917 - 1950) et le violoniste Yehudi Menuhin (1916 -1999). Les qualités de l’interprète et sa renommée internationale feront de l’ombre à ses compositions musicales. Si bien que l’on continue à ne connaître que ses rapsodies roumaines, sa troisième sonate pour violon et piano dans le caractère populaire roumain et si peu son opéra Œdipe.

 

Cet Octuor, lorsqu’on l’entend pour la première fois, décontenance le, l’auditeur  entraîné par la musique comme un flot qui coule, bouillonne, ralentit, tourbillonne suivant son écoulement, se trouve débordé par cette impétuosité. Emporté par ce flot fougueux, jaillissant à profusion, balloté d’ici, de là, il ne sait plus où il en est. D’où son trouble, son embarras, sa quasi impossibilité à trouver des points de repère.

 

Dès le début, on saisit un thème qui s’enroule sur lui-même, se prolonge à peine modifié. Un nouveau thème apparait, dans la lignée du précédent, dans sa couleur, ponctué par des pizzicati d’un violoncelle, assez calme au départ, s’agitant ensuite sur des coups d’archets presque rageurs. Le premier thème revient et nous emporte dans une ronde sans fin. Le premier violon se mesure avec le premier alto dans une joute mélodieuse (un petit canon) bientôt rejoints par l’ensemble des cordes. Les timbres restent dans le registre médium, mais des notes aiguës les transpercent et après un temps d’agitation brusquement tout se calme. D’autres thèmes apparaissent, d’ailleurs difficilement identifiables à première écoute, tant ils découlent les uns des autres (2) formant  une belle pâte sonore. La musique reprend assez tranquillement, pour s’agiter temporairement, puis tout s’apaise. Le second mouvement rompt avec ce qui le précède. Avec effervescence, les cordes se lancent dans une course quasi effrénée. Les cordes crissent, grincent. Serait-on transporté dans un village roumain au cours d’une fête où des instrumentistes s’affrontent à coups d’archet, toujours plus virtuoses les uns que les autres ?  Cette fougue voulue par le compositeur se calme enfin. Manière d’introduire le mouvement suivant. Ce troisième mouvement nous amène dans une atmosphère  paisible. Un bel adagio qui chante par un violon solo accompagné en sourdine par l’ensembles des autres cordes jusqu’à ce que d’autres instruments le rejoignent  dans sa mélopée. Le volume sonore s’amplifie dans un point d’orgue expressif. Un bref motif mélodieux court tout le long de ce mouvement, tantôt serein, tantôt teinté d’un peu de nostalgie.Il s’agite quelque peu, presque dans un air de danse, puis tout s’apaise jusqu’à ce que dans les dernières secondes, on cède, sans interruption, au mouvement suivant au rythme de valse. La ronde continue avec le thème du premier mouvement qui réapparait et nous entraîne dans un mouvement de toupie à en perdre l’équilibre à peine rompu par des épisodes plus calmes, plus retenus, mais l’énergie qui émane de la musique nous replonge de nouveau dans un malstrom vertigineux d’une opulence sonore époustouflante. Dans la dernière minute le rythme ensorcelant s’assagit pour mieux reprendre dans les ultimes secondes avec les accords ponctués qui marquent la fin du tourbillon ébouriffant de «la joie exaltive (3)» qui s’y exprime.. 

 

La richesse d’un ouvrage comme cet Octuor ne se découvre pas au cours d’une seule audition. Il en faut plusieurs pour parcourir toutes ses richesses. Sa composition ne repose pas sur un plan classique où l’on se met dans l’oreille le premier thème, puis le second, répétés un certain nombre de fois, y compris avec quelque variations qui n’empêchent pas de les reconnaître, bien au contraire. Ici, dans cet Octuor, l’auditeur est emporté par le flot musical, parfois impétueux, et il ne peut se reposer, prendre du recul qu’imparfaitement d’autant que la matière rythmique et mélodique est abondante. Curieusement, un critique en 1919 l’a même qualifiée de «diabolique» !

 

Une raison de plus pour que la petite troupe réunie autour de Nicolas Dautricourt et Samuel Etienne réussisse à enregistrer cette belle œuvre.  D’autant plus que les enregistrements existants ne sont pas légion. Si on ne peut pas attendre la parution de la version de nos amis, on peut se précipiter sur un disque récent (4), celui porté par la jeune violoniste norvégienne Vilde Frang qui a joint le premier concerto pour violon de Bela Bartók à l’Octuor d’Enesco, disque Warner classics.

 

Combien de compositeurs à leur dix-neuvième année, en dehors de George Enesco, ont donné un tel chef-d’œuvre? Bien peu, très peu. Il est dommage que son activité d’interprète l’ait ralenti dans son geste créateur. En 1900, cet Octuor ne se coule dans aucun courant musical qui apparaît en ce début de siècle, si riche en nouvelles tendances. tout au plus, on peut lui trouver quelques influences de Fauré, mais aussi l’apparenter à la musique expressionniste sans que la matière musicale de l’Octuor apporte une surabondance mélodique et rythmique, mais toujours une maîtrise dans la conduite de ce foisonnement musical. Sans donc se rattacher à quelques courants musicaux du passé, pas plus qu’à ceux apparaissant au début du XXe siècle, l’Octuor témoigne d’une modernité qui n’appartint qu’à Enesco.

 

Dommage que l’acoustique de la salle de la Cité du design trop sèche ait enlevé de la densité à la prestations musiciens qui firent montre d’un engagement sans faille et d’une musicalité remarquable. Mais on n’a pas à s’étonner de leur qualité. Nous y sommes tellement habitués à Saint Victor.

 

L’octuor à cordes n’est pas une forme très courante dans toute l’histoire de la musique occidentale. Bien sûr, bien avant Enesco, en 1825, Félix Mendelssohn en a livré un bel exemple de fougue, de charme, de jeunesse quand en ses seize ans il a composé un octuor. Quant aux autres octuors célèbres, tel celui de Schubert de 1824, il marie des cordes et trois instruments à vents, une clarinette, un basson et un cor. Dans celui de Stravinsky, cent ans après ses glorieux ancêtres, les cordes en sont absentes au profit de huit instruments à vents. Pour être un peu plus complet, on peut ajouter une œuvre de jeunesse de Beethoven, son Octuor à vents datant de 1792, l’Octuor pour cordes et vents de Louis Spohr écrit en 1814 et un octuor dénommé Octandre pour vents, cuivres, et contrebasse d’Edgar Varèse en 1923. Raymond me signale que la bien connue Sérénade pour cordes de Dvořák, opus 22, B 36 était en fait un octuor dans sa forme primitive. Il convoquait clarinette, basson, cor, deux violons, un alto et une contrebasse ainsi qu’un piano. Où l’on voit que cette forme de musique de chambre n’a pas attiré grand nombre de compositeurs !

 

Ecrire un octuor, une gageure ? Certainement. Il en fallait plus à Georges Enesco (5). Un peu plus tard, il composa en 1906 un dixtuor, opus 14, pour, comme son nom le suggère, dix instruments à vents. Encore une belle œuvre poétique avec un raffinement timbrique et mélodique d’une délicatesse subtile dont son deuxième et troisième mouvement, en particulier, regorge avec des accents de musique populaire roumaine.

 

Joseph Colomb, décembre 2018

 

Notes :

 1. La Rampe, juillet 1937.

2. Influence de l’enseignement de Fauré et de son premier quintette pour piano et cordes ? (que nous avons écouté en août dernier à Saint Victor sur Loire)

3. Le Journal amusant du 25 décembre 1925, un critique anonyme rendait compte de la création mondiale de l’Octuor d’Enesco à Paris.

4.  Georges Enesco lui-même a gravé son Octuor (disque microsillon) dans les toutes dernières années des vie, en 1955 en dirigeant huit instrumentistes dont le violoniste Robert Gendre et l’altiste Colette Lequien. D’autres captations ont été réalisées en 2000 par Gidon Kremer et son ensemble la Kremerata Baltica, en 1999 par Micha Hamel et le Viotta Ensemble, en 1992 par l’Academie of St Martin-in-the-fields, en 1970 par la réunion des quatuors Voces et Euterpe, et plusieurs autres disques produits par des musiciens roumains principalement pour des firmes de leur pays entre 1954 et 1999.

5. Enesco ou Enescu ? Le dernier terme est le bon, tel qu’on l’écrit dans son pays. En Europe occidentale et en France en particulier où il a vécu de nombreuses années, c’est la première forme que l’on utilise en déformant un peu sa graphie originelle.