Le festival de musique de chambre de Saint-Victor, BWd12 - 2018

par Joseph Colomb

 

Euterpe, elle-même aurait-elle séjourné à Saint-Victor sur Loire pendant cette semaine d’août ? On pourrait le croire tant elle toucha de sa grâce les douze musiciens de BWd12. En plus, elle s’offrit le luxe de faire un miracle dès le début de sa villégiature. De douze ils passèrent à quinze, les interprètes.

 

Pourtant, tout avait commencé bizarrement. Le premier jour, quoi donc, le pianiste de l’Ensemble Intercontemporain qui n’hésite pas à jouer Offenbach avec tous ses compères ?  Voyons, dans un festival sérieux, ça ne se fait pas ! Et le public qui en redemande déjà. Glace brisée. D’ailleurs avec le soleil et la chaleur, ce n’était pas une tâche trop difficile. Et pour compléter cette impression désarçonnante au lieu d’Ainsi la nuit de Dutilleux qu’ils confessèrent ne pas avoir apprivoisé suffisamment, les musiciens  se rabattirent sur un aimable Mozart parti à la chasse. A moins que ce ne soit la présence d’une cheffe (Julie Bastin) déguisée un instant en altiste  qui les aurait détournés de leur instrument pour les intéresser à son piano particulier ? On retrouvait les anciens et on découvrait de  nouveaux musiciens. Découverte prolongée avec la clarinette agile de Nans Moreau dans les thèmes juifs de Prokofiev. On dégustait le champagne avec deux pianistes, les anciens de la bande,  Olivier Peyrebrune et Dominique Plancade, bientôt rejoints par le troisième, Sébastien Vichard, et par un quatrième dénommé David Gaillard qui délaissa provisoirement son alto pour se mêler adroitement aux autres. Un champagne acrobatique à huit mains sur un seul piano. Voilà qui rappelait un peu les exercices vélocipédiques périlleux de l’an dernier. Après l’interruption, les musiciens convoquèrent Leonard Bernstein, pas le chef, mais le compositeur dans des échantillons de West Side Story partition bien connue de tous et plus qu’appréciée. Enfin une Truite frétillante remonta des eaux limitrophes de la Loire jusque dans la conque sonore du château. Le premier concert était déjà fini, mais leurs résonances se propagèrent jusqu’au buffet où chacun découvrit, ébahi, la multitude de coupelles et de saladiers remplis de compositions appétissantes préparées par les bénévoles et la cheffe les jours précédents.

 

Le soir suivant, les auditeurs s’empressaient devant la Boulangerie. Après avoir évoqué la grande figure de Nadia Boulanger, Samuel Etienne s’effaça devant les compositions des élèves de Mademoiselle, comme ils dénommaient respectueusement leur professeur. D’où venaient-ils ? De France, des USA, de Pologne, d’Argentine. A Saint-Victor, chaque interprète  brilla accompagné par un des trois pianistes, dans une pièce pour violon de Grażyna Bacewicz, pour cor de Jean Françaix (avec un Antoine Dreyfuss toujours aussi sobre et magistral), pour clarinette d’Aaron Copland et pour alto d’Elliot Carter. Tous se réunirent pour célébrer la Rhapsodie in blues d’un Gershwin alliant jazz et musique savante occidentale. Le sommet de la soirée revint à Gabriel Fauré, maître de Nadia Boulanger, et à son premier Quintette, tout ruisselant d’élans passionnels que la retenue habituelle du compositeur n’empêcha pas de scintiller et de se propager par ondes successives entrecoupées de passages plus calmes, tout de retenue. Quant aux compositions de Mademoiselle, ces Trois Pièces pour violoncelle et piano, qui y résista ? Courtes, mais émouvantes, gorgées de lyrisme pour la première avec son accompagnement de notes perlées au clavier s’agitant un court moment, un lyrisme encore très prenant, plus grave, plus agité, pour revenir dans la détente dans la seconde pièce alors que la dernière change complètement de teinte, construite comme une arche inversée avec à ses deux extrémités un mouvement agité encadrant un épisode assez calme. Mademoiselle ? Plutôt une grande dame. Et Armance Quéro grande dame du violoncelle qui les joua.

 

Bach régnait en maître sur la troisième soirée, BWd12  oblige. Trois violonistes ? Quelle belle occasion de visiter le Concerto pour trois violons du maître de Leipzig. Entraîné par un Nicolas Dautricourt impérial et irrésistible premier violon, Amanda Favier et Fermin Cariaco éblouirent. Vint le plat de résistance avec le Trio opus 114 de Brahms qu’il écrivit lorsqu’il eut remarqué les charmes de la clarinette. Rachmaninov et Beethoven se glissèrent  dans la soirée avec un Prélude et des Variations sur un thème de La Flûte enchantée. Un intrus dans le programme ? Non, Penderecki, l’un des maîtres de l’école polonaise contemporaine, avec Lutoslawski, qui après une entrée fracassante dans le sérialisme, adoucit singulièrement son langage revenant presque à un certain classicisme, livra une partie de son Sextuor. Une œuvre pourtant ardue, dénuée plutôt du charme habituel que délivraient des Sextuors d’autres compositeurs  d’époque antérieure. Dans le dédale des courts motifs, appuyés par la scansion obsédante du piano, difficile de se repérer. Pourtant les musiciens ne se départirent pas de leur sérieux et s’empressèrent avec gravité et concentration de nous transmettre l’œuvre du maître polonais. Deuxième plat de résistance posé à la fin du concert, le concerto pour deux pianos de Bach. Superbement accompagnés par les cordes, les deux pianistes s’entendirent à merveille pour faire chanter le thème du premier mouvement repris tantôt par les cordes, tantôt par les pianos.  De la musique répétitive avant l’heure ? Soutenus par les pizzicati des cordes, les deux pianos égrenèrent subtilement un chant continu dans le deuxième mouvement, dans un rythme que quasiment rien ne faisait dévier de son allure. La vivacité reprit le dessus dans le dernier mouvement. Auparavant, les musiciens se livrèrent à une démonstration éblouissante de leur grand talent dans une fugue à six voix de L’Offrande musicale. Avant de débuter la pièce, David Gaillard délivra un cours minute sur la fabrication d’une fugue, un thème manié en canon, thème avec son renversement qu’il mima consciencieusement mais non sans humour.

 

Le dernier concert nous entraîna dans La Ferme des animaux de George Orwell. Samuel Etienne et Flore-Anne Brosseau, très à l’aise dans leur nouveau rôle de présentateurs, en plus de leur talent de musiciens, entre chacune des pièces musicales programmées évoquaient la trame du roman et tentaient d’y accrocher la pièce suivante. Zdenek Fibich, vous connaissez ? En dehors de son pays, la Tchécoslovaquie, peu de ses œuvres ont franchi les frontières. Son Quintette pour cor, clarinette, violon, violoncelle et piano, opus 42 a été très peu joué en France et très peu enregistré. Raison de plus pour écouter cette musique romantique, teintée à toutes petites touches de couleurs nationales, mais sans aucun excès. On y reconnaitrait plutôt Brahms à certains moments. Malgré quelques longueurs, les quatre mouvements, interprétés avec ardeur par les cinq musiciens, passèrent bien la rampe. De nombreux auditeurs restèrent surpris par ce compositeur dont ils n’avaient pratiquement jamais entendu parler. Les musiciens quand à eux découvraient la partition. Même si leur compagnonnage avec ce quintette s’avérait récent, il n’en parut rien lors de son interprétation. Les deux pianos se mirent au service d’une pièce rendue célèbre par son orchestration par Maurice Ravel, les Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Nos deux pianistes, Sébastien Vichard et Olivier Peyrebrune jouèrent quatre extraits dont La Promenade et la pièce finale La Grande Porte de Kiev. Magistrale interprétation toute de maîtrise et de virtuosité, cette dernière au service de l’expressivité de la musique. Le Chant des Partisans dont le rythme fut frappé sur la caisse de son alto par David, véritable homme orchestre de l’ensemble, s’éleva dans le recueillement et dans la retenue. En aucun cas, l’interprétation ne retint le côté guerrier d’une marche militaire avec lequel on l’aborde trop souvent. Des Quatre Saisons, les musiciens retinrent l’hiver qui débuta par des grincements avant de laisser la place au chant épanoui dans lequel chaque auditeur se reconnait. Beaucoup moins aimable que les pièces de Vivaldi, un quatuor de Dimitri Chostakovitch, son huitième, pris dans l’étau entre les thèses de Jdanov sur la musique ordonnant ce que tout compositeur communiste doit composer et les échos qui parvenaient malgré tout en URSS des nouvelles tendances musicales de l’Europe occidentale. Il débute par une morne lamentation, on se croirait perdu au milieu d’une plaine glacée sans fin et inhospitalière ou dévastée. Sans transition, l’allegro éclate dans une danse désespérée et un thème qui revient à plusieurs reprises. L’allegretto continue à se servir de ce thème auquel il adjoint une cellule mélodique grinçante malgré sa dynamique. Il s’évanouit dans le désespoir puis reprend en tournoyant sans vraiment savoir où aller. Des traits trois fois répétés, inquiétants, amorcent le largo et scandent son évolution plusieurs fois. Un autre largo termine l’œuvre avec un côté plaintif et désolé. Le désespoir règne en maître. Aucune issue positive. Après tant d’intenses et graves émotions qu’il était difficile d’interrompre par des applaudissements, ils crépitèrent pourtant pour remercier les interprètes de nous avoir emmenés dans ces contrées musicales si prenantes. Le concert se conclut sur trois extraits de la Suite pour cordes composée par un Janáček âgé de 23 ans, à la fois sous l’influence de son ami Dvořák et des maîtres anciens du XVIIIe siècle. Un devoir réussi par un étudiant doué, dont la personnalité profonde n’apparait pas encore. Mais après la désolation du Quatuor de Chostakovitch, l’entrain même relatif de Janáček fit du bien. Par des applaudissements enthousiastes, les auditeurs montraient qu’ils ne voulaient pas croire que le festival était fini. Pourtant, il fallut se résoudre à cette évidence : il nous faudrait attendre une année avant de retrouver cette qualité interprétative, l’entente des musiciens et l’accord public - musiciens assez inaccoutumé par ailleurs. Le 14ème festival est terminé, vive le 15eme !

 

Les années précédentes, comme une aimable musicologue Frédérique Bizet menait de main de maîtresse la présentation de chaque concert et des ouvrages qui le composaient. Avec compétence, maîtrise, complicité avec le public, sans oublier les inévitables clins d’œil et traits d’humour. Elle a manqué au festival cette année, et sa clarinette aussi - ce qui ne remet pas en cause la qualité des prestations de Nans Moreau. Malgré cette absence,  les musiciens  dans leur ensemble ont continué sur la voie qu’ils avaient tracée depuis le début et améliorée d’année en année intégrant sans difficulté les trois interprètes dont c’était la première apparition à Saint-Victor. Ce caractère si particulier d’une équipe unie d’interprètes, fait plutôt rare dans un festival de musique, les auditeurs sont de plus en plus nombreux à le ressentir et à l’apprécier. Ce petit festival par le nombre restreint des séances a en fait tout d’un grand. Qu’il continue à croître, à nous enchanter, à nous surprendre et à se rendre indispensable. Nous l’aimerons de plus en plus fort. 

 

Joseph Colomb